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La paille et la poutre

Tout à l’heure sur Facebook, je vous ai posé une colle: vous êtes dans un bus, et vous assistez à une situation pour le moins complexe. Une femme enceinte refuse de céder sa place à une femme âgée handicapée.

Vous êtes présent, que faites-vous?

 

Si je vous ai demandé votre avis,  c’est parce qu’en plus de mon ressenti (influencé par mon expérience ce jour-ci – oui je suis intervenue, oui je m’en suis pris plein la figure), je voulais avoir votre point de vue sur un sujet aussi sensible. Et comme je m’en doutais, vous ne m’avez pas déçue, en argumentant chaque fois soit pour l’une, soit pour l’autre, mais toujours avec respect et en explicitant votre choix.

Pour mettre fin à ce suspense insoutenable, je vais vous livrer ma version des faits, qui est forcément subjective mais qui aura au moins le mérite de vous éclairer sur ce que j’ai vécu. Le sujet est d’autant plus délicat à aborder que, comme vous le savez déjà, j’ai eu une grossesse extrêmement difficile, et que j’en ai pour le moins bavé dans les transports en commun.

 

Donc aujourd’hui, je décide de prendre le bus – disons plutôt, la navette électrique qui circule dans le 15ème arrondissement de Paris. Il s’agit d’un petit véhicule de 10 places assises à tout casser, principalement utilisé par les éclopés du quartier pour de très courts trajets. Ce jour là, précisons que la moitié des places est libre.

Une femme âgée et handicapée, qui se déplace avec difficulté appuyée sur sa canne, monte et demande à la personne assise pile devant l’entrée de bien vouloir lui céder sa place. Cette dernière refuse. J’interviens donc en faveur de la femme handicapée, qui doit du coup aller s’assoir plus loin. Problème: la femme qui a refusé de se lever riposte en expliquant qu’elle est enceinte. Je ne l’avais pas vu: j’ai merdé, je m’excuse. Même si la femme handicapée me fait de la peine, je me tais: je sais qu’être enceinte peut être aussi un handicap, même si cela ne semble pas forcément évident pour celui ou celle qui ne l’a pas vécu. Donc je ferme ma gueule.

 

Ça aurait pu s’arrêter là, n’est-ce pas? Non.

 

Parce que la femme enceinte s’agace que je sois intervenue. Moi, grosse nouille que je suis (l’humain est naturellement bon, toussa), j’essaie de lui expliquer, sans plus prendre parti, pourquoi la femme âgée lui a demandé sa place à elle: pas pour la faire chier, mais parce que cette place est de loin la plus facile d’accès pour elle.

Alors certes, la navette est petite, certes, je ne suis pas handicapée: mais je me dis que ces quelques pas que la vieille femme exécute doivent sacrément lui couter, à l’observer. Honnêtement, elle a l’air d’en baver. Et je me dis aussi que je trouve tout cela bien dommage.

La femme enceinte s’agace encore plus, me rétorque que « vous n’avez qu’à lui laisser votre place, vous ».

C’est là que je commence à comprendre: la femme enceinte est tellement centrée sur elle, sur sa fatigue très certainement, qu’elle ne remarque même pas le handicap de la femme âgée en face d’elle. Sinon, elle comprendrait que ma place à moi n’est pas accessible à la femme handicapée, ou alors de façon totalement reloue.

Bon, je vous fais grâce de la fin, mais elle est facile à deviner: plus j’essayais d’expliquer, pour jouer la médiatrice, plus la femme enceinte se drapait dans sa colère. Cercle vicieux: plus sa colère montait, moins elle était en capacité d’entendre et de raisonner de façon claire. Elle est donc descendue du bus, très certainement persuadée que j’étais une sale garce, et que c’était vraiment trop injuste.

La vieille dame handicapée? Oh, elle s’est déplacée péniblement à une autre place libre… avant de se mettre à conspuer tout haut les « jeunes qui aujourd’hui ne respectent plus rien ». AU SECOURS!

 

Pourquoi j’en fais un article?

 

Parce que cet incident m’a pas mal interloquée: je suis la seule personne du petit bus à être intervenue. Quand j’étais moi-même enceinte, que je me faisais malmener dans les transports ou dans la rue, je peux compter sur les doigts d’une seule main les fois où un bon Samaritain m’a filé un coup de main.  J’ai pourtant tellement eu envie que les gens lèvent le nez de leurs chaussures ou de leur partie de Candy Crush pour m’aider.

Pire, lorsque je tentais de parler de mon désarroi à mon entourage, il y’avait toujours quelqu’un pour me rétorquer que « ouais, mais quand tu interviens, tu te fais agresser ».

Je vais vous dire: je trouve ce genre d’arguments lamentable. Pourtant, je m’en suis pris plein la figure.

 

Donc je me suis demandé: est-ce que j’ai été la connasse d’une femme enceinte à mon tour, sans le vouloir?

Est-ce que ce n’est pas plutôt la femme enceinte qui, stressée de devoir se battre pour une place à chaque fois qu’elle prend les transports, a finit par ne plus voir que le reste du monde existe et que, même enceinte, elle continue de faire partie d’un tout, d’un collectif où elle n’est pas toujours la plus fragile? Ou les victimes ne sont peut-être pas que des victimes, mais aussi des acteurs d’un ensemble un peu plus large que le bout de leur nez?

 

Alors oui, avec le recul je me dis qu’en fait il existe une « bonne » solution à cette histoire: il aurait fallu que la femme enceinte se déplace à une autre place assise (une de celles encore disponible, ou la mienne si cela lui faisait plaisir, peu importe) pour laisser la femme handicapée s’assoir sans tarder.

Mais ça, c’est une conclusion à laquelle je suis parvenue des heures après l’incident et surtout, à tête reposée, sans personne pour s’énerver en face de moi. C’est forcément plus facile de raisonner comme ça, hein. C’est comme cette saloperie de répartie qui arrive sur tes lèvres deux heures après une altercation: ça ne sert à rien, sauf à te foutre les boules.

 

Le pire, c’est que la nana enceinte s’est énervée que je sois intervenue. « Mêlez-vous de vos affaires », qu’elle m’a dit… pour me reprocher, quelques minutes plus tard, de faire partie de ceux qui n’interviennent pas en sa faveur quand elle galère pour trouver une place dans le métro (oui, en la grâce de quelques minutes et la colère aidant, j’étais devenue une sorte de « reste du monde » condensé en un seul être humain coupable de toutes les impolitesses). Ça, mes bons amis, ça s’appelle remarquer la paille dans l’œil du voisin sans se rendre compte qu’on a une poutre dans le sien.

En gros, je serais intervenue en SA faveur à elle dans un autre contexte: j’avais le droit. Mais intervenir en faveur d’une personne handicapée: bouh, mauvaise Urbanie. Je caricature, mais c’est un peu l’esprit.

 

La morale de l’histoire, et ce que je trouve intéressant d’aborder dans ce blog, c’est justement cette histoire de paille et de poutre: cette façon dont nous sommes capables de nous focaliser sur nous, et juste sur nous, et d’en oublier le reste du monde. Y compris lorsque l’on douille et que l’on SAIT ce que la douleur ou la fatigue portent en elles d’abattement, de colère et de résignation. Depuis que j’ai été enceinte, je suis devenue beaucoup plus sensible aux autres: quand je galère avec la poussette de Kate pour descendre du trottoir, je pense à celui qui doit l’emprunter dans son fauteuil roulant. Dans le métro, j’essaie dorénavant de faire attention aux autres passagers pour repérer celle qui aurait bien besoin de ma place assise.

Je ne suis pas une sainte, loin de là: j’en ai juste tellement chié enceinte, que le souvenir cuisant des transports en commun est resté gravé au fer rouge quelque part dans mon cerveau, et que je ne parviens plus à raisonner différemment. Je ne suis pas certaine d’avoir été forcément irréprochable dans une autre vie sur ces question là. L’expérience a fait que, c’est aussi idiot que ça.

 

Là, c’est une femme enceinte qui n’est pas capable de faire un geste pour une personne âgée handicapée, alors qu’elle souffre à n’en pas douter de comportements similaires à son égard, dont elle d’ailleurs est la première à s’offusquer; au centre commercial à Noël dernier, ce sont deux femmes qui refusent de céder leur place dans l’ascenseur à un homme en fauteuil roulant alors que les escalators se trouvent à moins de 10 mètres de la. C’est un voisin qui gare sa moto sur un trottoir étroit devant un centre d’accueil pour personnes handicapées, obligeant ces derniers à descendre du trottoir pour poursuivre leur chemin.

Vous savez ce qui m’écœure? C’est que tout ça – les agressions verbales, les « je m’offusque parce que moi je suis gentil, et que le reste du monde est très très méchant » – légitiment le comportement de celles et ceux qui préfèrent regarder leurs chaussures pour ne surtout pas risquer de s’en prendre plein la figure sur le trajet qui les ramène chez eux.

 

Et dans le fond, c’est bien ça qui me gonfle: parce que oui, après coup, je me suis dit qu’en effet les autres avaient raison. Que moi aussi, j’allais dorénavant faire comme eux: ne plus jamais me mêler de rien. Après tout, les éclopés n’ont qu’à se débrouiller tout seuls, hein?

Sauf que non: ce serait un peu facile, et surtout: ça ne me ressemble pas. La femme enceinte, à un moment, m’a demandé « mais pourquoi vous intervenez? ». C’est une excellente question! Pourquoi, en effet?

J’ai fini par avoir la réponse trop tard (comme d’habitude): j’intervenais pour la personne handicapée, tout comme je serais intervenue pour la femme enceinte si elle-même avait été face à un crétin qui ne lui aurait pas cédé sa place. Parce que moralement, c’était la seule chose qui me semblait acceptable. Et parce que je serais descendue de cette saleté de bus en me disant « tu aurais du dire quelque chose, tu as été lâche ».

 

Et vous, vous auriez fait quoi?

 

 

 

Cet article a 9 commentaires

  1. Chat-mille

    Je vais peut-être avoir l’air cynique, mais je ne vois pas de morale à cette histoire. Tout ce que je vois, ce sont deux personnes, handicapées certes, mais agressives et égoïstes l’une autant que l’autre.

    C’est le contexte qui veut ça, évidemment, le fait que ces personnes doivent subir constamment des incivilités et qu’elles sont toutes les deux désormais toujours sur la défensive. Dans un sens, ce n’est pas de leur faute. Mais toi, il n’y avait rien que tu puisses faire, ça n’aurait pas pu se passer autrement dans cette situation précise. Tu n’as pas à culpabiliser : tu as fait ce que tu pensais juste, ça n’a pas marché parce que les personnes que tu avais en face de toi étaient agressives et bornées, c’est pas de bol, c’est tout.

    La seule chose qu’on peut faire contre ça qui soit vraiment utile, c’est (continuer à) céder notre place dès que possible aux vieux et aux femmes enceintes et apprendre à nos enfants et à notre entourage à le faire aussi, pour qu’un jour les transports en commun ne soient plus le champ de bataille qu’ils sont actuellement.

    1. Urbanie

      « ça n’aurait pas pu se passer autrement dans cette situation précise »: complètement d’accord! 🙂

  2. Popie

    Je pense que j’aurais fait pareil au départ sachant que tu n’avais pas vu que la femme était enceinte. Et je pense que même si elle galerait elle était probablement capable de prendre une place à côté plus que la personne âgée. Je pense qu’on est prioritaire du moment où il n’y a pas « plus handicapé » que nous. Exemple : une fois je suis passée devant des personnes d’une soixantaine d’années au supermarché et la dame s’est permis de faire des réflexions alors qu’elle n’était clairement pas handicapée mais elle a cru bon de me faire savoir quelle avait mal au genou (j’étais enceinte jusqu’au cou, avec des problèmes de tension faible et ça se voyait clairement sur ma tête. La ce n’est pas normal. En revanche même enceinte j’ai laissé passe des personnes réellement âgées ou handicapées devant moi ou refuse que ceux ci me cèdent leur place. Je pense qu’il fait être attentif au fait que même si on est pas bien,d’autres peuvent être encore plus en difficulté ! Dans ce cas je pense que la femme enceinte était pas très ouverte et la vieille dame avec ses commentaires pas trop non plus… Du coup en s’agressant mutuellement elles ne risquaient pas de s’ouvrir !

    1. Urbanie

      Non, c’est bien là le problème: chaque persuadée d’être la victime de l’autre! On ne s’en sort pas…

  3. Ornella

    Hélas, moi ça ne fait que confirmer mon sentiment de persécution vis à vis de ces deux groupes lol!. Je ne pense pas être très objective mais pour moi victime d’incivilités ou pas dans le passé, la femme enceinte a cruellement manqué de bon sens. Ce qu’elle a pu vivre ne justifie pas pour moi son comportement sinon, n’importe quelle personne dans les transports devrait pouvoir faire n’importe quoi parce qu’à un moment donné, les autres n’auraient pas été sympa avec elle. Toi la première au vue de tes expériences désastreuses. Si la personne âgée a été poli avec elle au départ, j’ai du mal à comprendre sa réaction.

    1. Urbanie

      Je crois qu’elle s’est sentie agressée, hélas… je suis d’accord qu’un plus de bon sens n’aurait pas fait de mal, mais parfois sur le moment tu n’es pas capable de raisonner sereinement.

  4. Eva

    comme je le disais sur FB, les deux avaient besoin d’une place assise, mais la clé de raisonnement était à mes yeux l’accessibilité – sauf si la femme enceinte avait un ventre énorme ou une grosse difficulté à se déplacer, elle pouvait changer de place pour donner la sienne à la femme handicapée qui, elle, ne pouvait pas accéder à toutes les places.
    Tu as bien fait d’intervenir et comme Chat-Mille le dit plus haut, ce n’est pas ton intervention qui était en cause, mais bien les personnes qui étaient en face de toi, et comme tu le dis, sans doute parce qu’elles sont victimes d’incivilités et ne parviennent plus à raisonner de façon « froide » et logique.
    Pour l’anecdote, j’ai vécu l’inverse un jour dans le métro: une femme très enceinte qui arrive, et plusieurs personnes qui se lèvent en même temps pour lui céder une place assise – et la nana qui s’énerve contre eux en gueulant qu’elle n’est pas handicapée et que sa grossesse ne regarde qu’elle et qu’elle n’a pas à subir le comportement des gens! (je pense sérieusement qu’elle était folle – et pas de doute sur la question, elle était vraiment enceinte ^^)

  5. Louna

    Ah l’éternel débat des transports en commun !

    Comme je te le disais sur FB, j’ai plus souvent assisté à la situation inverse où l’on ignore royalement une femme enceinte qui galère entre les heures de pointe et son gros bidon, et qui en plus ne se sent pas suffisamment légitime pour réclamer une place assise. Voire même, on lui fait remarquer que franchement, elle abuse, à demander une place prioritaire aux quatre personnes âgées installées en début de bus. Elle se retrouve à devoir traverser un bus bondé, elle est chahutée, conspuée, puis enfin arrivée au fond du bus, elle se retrouve à nouveau confrontée à la bêtise humaine, avec un puis deux jeunes hommes lui refusant sa place. Jusqu’à ce qu’une jeune femme finisse par s’indigner et se lève pour lui céder la sienne.
    Bref, j’étais enceinte de 8 mois et demi, je revenais de l’hôpital et c’était la seule fois où j’ai demandé une place.

    Comme toi, depuis, je suis encore plus attentive et je continue à laisser ma place avec plaisir aux personnes qui en ont besoin.

    Mais tout comme toi, je continue à être témoin d’incivilités qui me hérissent. Peut-être ai-je moins confiance en la nature humaine que toi ? Toujours est-il que je prends rarement parti, sauf, comme je te le disais sur FB, lorsqu’une femme enceinte se fait incendier parce qu’elle a osé réclamer. En général, je me lève pour céder ma place, en espérant que l’exemple déteingne sur mes voisins et leur fasse suffisamment honte pour qu’ils modifient leur comportement à l’avenir.

    Cela dit, dans ton cas, la situation est plus complexe, et ce que tu nous rapportes me fait de la peine: franchement, dans quelle société vit-on pour que deux personnes soient tellement traumatisées par leur parcours du combattant au quotidien qu’elles n’en arrivent même plus à lever les yeux sur leur entourage ? Tu as bien fait d’intervenir, mais comme Chat-mille, je ne peux imaginer pas imaginer une autre issue, dans cette situation particulière.
    La question est, maintenant, est-ce que cet incident va modifier ton comportement à l’avenir ?

  6. Banane

    Pour répondre à la question, je crois que j’aurais proposé ma place à la vielle dame, même si elle était moins accessible, sans intervenir dans la bêtise de celle qui ne voit que son nombril.
    Récemment, ma mère a voulu reprendre un enfant qui ne respectait pas les consignes (chasse aux oeufs organisée par la mairie) et empêchait donc les petits d’obtenir du chocolat. La mère du gamin a pris sa défense, en disant « les petits vont chercher dans la zone des grands aussi, alors y’a pas de raison!! ». Je me suis dit que c’était bien parti pour durer, ce genre de bêtises, si même pour les parents « y’a pas de raison »….
    Au parc, je n’ouvre ma bouche que quand il y a danger, pour ne pas me faire tabasser par les mamans harpies, je laisse passer les comportements irrespectueux la plupart du temps (c’est compliqué d’éduquer à la civilité les enfants des autres, non?)

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